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Au-delà de la Conférence de paix à Berlin : Le retour de l’Allemagne en Afrique

03.02.2020 | Au-delà de la Conférence de paix à Berlin : Le retour de l’Allemagne en Afrique

Par Ghazi Ben Ahmed* 

Le modèle allemand de croissance tiré par les exportations de biens manufacturés est mis à mal par la politique commerciale de Trump et le recentrage de la Chine sur son marché intérieur. On assiste vraisemblablement à une fin de cycle qui devrait obliger l’économie allemande à se réinventer… et probablement à se diversifier. C’est ainsi que l’Afrique apparaît désormais comme une des priorités de la diplomatie économique allemande et s’impose au niveau européen comme l’un des axes principaux de la politique extérieure de l’Union, notamment dans le cadre des négociations post-Cotonou. L’Allemagne s’ajoute à la longue liste des pays qui courtisent l’Afrique dans un contexte international marqué par l’incertitude, la montée du protectionnisme et une importance accrue pour le commerce des services qui pourrait remettre en cause les schémas classiques de partenariat avec le continent africain.

 

Le modèle allemand s’essouffle et cherche de nouveaux débouchés
Cette onde récessive qui prend de l’ampleur en Allemagne est vue par la plupart des observateurs comme la conséquence directe du ralentissement chinois, de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump et de l’incertitude liée au Brexit. Il est vrai que la concrétisation du Brexit et le rétablissement possible de droits de douane vis-à-vis du Royaume-Uni pourraient à terme démanteler les chaînes de valeur reliant l’économie britannique à l’Europe. De même, le recentrage de l’économie chinoise sur son marché intérieur diminuera la demande mondiale et affectera les pays les plus dépendants aux exportations.

 

La décélération de l’économie allemande se confirme et les perspectives pour ses entrepreneurs sont moroses. Les indicateurs sont là : la production industrielle chute à son plus bas depuis 2012 en atteignant -4% sur un an fin 2019, -7% pour les nouvelles commandes, et récemment le gouvernement allemand ramenait sa prévision de croissance pour l’année 2020 de 1,8% à 1%.

 

Lorsque le commerce mondial va bien, l’économie allemande excelle et surpasse la croissance moyenne de la zone euro. Mais lorsqu’il ralentit, elle souffre beaucoup plus que ses voisins tournés vers leur consommation intérieure, comme la France. Or, l’année 2019 marque l’entrée du commerce international dans un cycle de croissance basse. Les échanges commerciaux à l’échelle mondiale ne devraient croître que de +1,4% en volume cette année (+3,8% en 2018). En cause évidemment, les tensions commerciales sino-américaines qui ont plongé l’économie internationale dans l’incertitude1, et ainsi entraîné une décélération de la demande mondiale, mais aussi l’émergence d’un nouveau modèle de commerce international, où le bilatéralisme gagne du terrain au détriment du multilatéralisme, l’émergence d’un protectionnisme environnemental, et de nombreuses innovations technologiques, portées par les TIC, qui pourraient bouleverser la façon dont les entreprises échangent dans le monde.

 

 

Comprendre ces changements et leurs conséquences suppose un regard nouveau sur l’architecture du commerce international. En effet, cette révolution est le fait d’un nombre toujours plus important de micro-entrepreneurs qui, avec leur créativité, l’innovation et l’anticipation, disruptent les mécanismes traditionnels du commerce international avec un accès facilité à l’information et à travers des marchés en ligne.

 

« Ces évolutions sont stratégiques… elles lèvent petit à petit la plupart des obstacles qui faisaient hier la lourdeur du commerce international; elles relativisent les approches macroéconomiques de la mondialisation, construites trop souvent sur des critères de compétitivité issus de la vieille économie ; elles façonnent progressivement de futurs leviers de développement, ceux qui demain deviendront nos principaux vecteurs de croissance et d’emploi2. »

 


Les progrès technologiques transforment les économies. Ainsi, après l’émergence de la Chine en tant qu’« usine du monde » au cours des dernières décennies, l’économie chinoise se transforme radicalement pour se fonder sur les services. Grâce aux TIC à bas coût, de nombreux services qui étaient auparavant non marchands – du fait qu’ils devaient être fournis en personne à un endroit précis – sont devenus marchands, car ils peuvent désormais être fournis à distance et de très loin. Le développement des plateformes de commerce en ligne, qui facilitent l’accès à un marché pour les exportateurs, et l’émergence de la blockchain, qui réduit le coût d’une transaction tout en la sécurisant, sont de nature à intensifier le développement du commerce international, car ils le rendent plus sûr et plus accessible aux entreprises.

 

 

Cet état des lieux met en évidence deux constats importants :

 

 

– Le recentrage de l’économie chinoise sur son marché intérieur et la substitution de la production chinoise aux produits jusqu’ici importés font basculer l’économie mondiale dans une ère nouvelle, dans laquelle la croissance chinoise ne sera plus synonyme de dynamisme du commerce mondial.
– L’industrie allemande, qui représente environ 20 % du PIB allemand (contre 12 % en France), très tournée vers l’exportation (54% des exportations de la zone euro vers la Chine), avec près de la moitié de son PIB réalisée par ses exportations, est vulnérable aux inflexions de la demande mondiale. Les difficultés économiques de l’Allemagne pourraient bien être durables, dans un contexte international où l’économie mondiale se tourne de plus en plus vers les services au détriment de l’industrie (une évolution particulièrement notable en Chine), ce qui est pénalisant pour l’Allemagne qui excelle dans l’automobile, la chimie et les machines-outils. De plus, la démographie va de plus en plus pénaliser la croissance allemande.

 

 

D’où l’engouement des autorités allemandes pour l’Afrique, qui y voient logiquement un potentiel économique pour leurs entreprises. L’Allemagne part de loin, ayant dirigé ses investissements économiques principalement vers l’Europe centrale et orientale, son volume des échanges avec l’ensemble du continent africain reste inférieur au niveau de ses échanges avec la Hongrie. Toutefois depuis 2017, les exportations allemandes vers l’Afrique ont atteint près de 26 milliards d’euros, permettant à l’Allemagne de détrôner la France comme premier fournisseur européen du continent.

 

L’Afrique s’impose sous une dualité : potentiel de croissance à exploiter et menace démographique à contenir

L’Allemagne s’est donc attelée, depuis quelques années (anticipant la fin d’un cycle de prospérité), à développer une stratégie africaine allant dans le sens d’une modernisation des relations avec les pays africains tout en se démarquant de la France qui pâtit de son image d’ancienne puissance coloniale. « L’Allemagne rassure. Elle est très rationnelle et n’est pas dans le paternalisme. L’Allemagne profite des erreurs que les Français ont commises et adapte sa coopération avec les pays africains. Les Allemands ont l’organisation et la méthode de travail3. »
Pour l’instant, les investissements allemands vers l’Afrique qui ont augmenté de 1,5 milliard d’euros en 2018, restent largement en deçà des investissements français. Le stock d’investissements allemands s’établit autour de 10,4 milliards d’euros, dont 65 % en Afrique du Sud, alors que les investissements français, répartis plus équitablement sur le continent, sont estimés à près de 57,9 milliards d’euros.

 

 

L’objectif allemand est donc de «mettre un terme à l’époque de l’aide au développement», tout en orientant les investissements privés vers le soutien aux énergies renouvelables et la protection de l’environnement. Pour encourager ces investissements, l’Allemagne a lancé un nouveau programme accordant jusqu’à 85 millions d’euros de crédits pour les investisseurs privés en Afrique. Ce programme s’ajoute au fonds d’un milliard d’euros lancé en octobre 2018 pour soutenir l’investissement des PME en Afrique. L’ambition affichée par ce «Plan Marshall» est d’inspirer au niveau de l’UE le prochain partenariat Europe-Afrique qui doit se substituer en 2020 à l’Accord de Cotonou.

 

 

Toutefois, comme avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, la croissance économique de l’Afrique s’impose alors, comme une réponse au défi migratoire et le concept de Fluchtursachenbekämpfung, littéralement « lutte contre les causes de l’immigration », est central. Ainsi, crise migratoire oblige, l’Allemagne recherche une nouvelle forme de coopération qui pourra maintenir les jeunes candidats au départ chez eux. C’est ainsi largement pour contenir la migration que le gouvernement allemand a défini une nouvelle stratégie africaine, qui consiste principalement à encourager les entreprises allemandes à investir en Afrique.

 

 

Et c’est encore l’aversion aux flux migratoires qui a poussé l’Allemagne à jouer les médiateurs dans la crise libyenne en organisant à Berlin la conférence internationale sur la Libye le 19 janvier 2020. La Libye déchirée par la guerre étant devenue un pays de transit clé pour les migrants, plusieurs politiciens allemands avaient averti qu’une nouvelle escalade pourrait envoyer une autre grande vague de réfugiés vers l’UE.

 

 

La chancelière prend des risques, car son pays a très peu de moyens d’influence, et pas de très grandes relations commerciales avec la Libye. Par contre, elle peut influencer les parties prenantes dans ce conflit grâce à son poids politique.

 

 

Ainsi, l’intérêt accru de l’Allemagne pour la crise libyenne, et le Sahel, notamment sur le terrain militaire, signifie aussi une implication européenne plus importante. La chancelière Angela Merkel a d’ailleurs rappelé lors de sa tournée de trois jours au Niger et au Mali en mai 2019, que la question sécuritaire dans la région concerne l’Europe «car, si le chaos prend le dessus, cela a également un impact sur d’autres domaines», et notamment migratoire.

 

L’Europe ne peut pas limiter sa relation avec l’Afrique à la question migratoire

L’Europe n’a toujours pas trouvé de réponse commune au changement géopolitique qui bouleverse la région, et la Libye en est l’illustration la plus récente. L’Allemagne se devait donc d’intervenir pour remettre l’UE dans le jeu et mettre fin aux divergences entre la France et l’Italie dans la gestion de la crise libyenne. La non-participation de la Tunisie à la conférence de Berlin a suscité beaucoup de polémiques mais va sans doute préserver ses chances d’être le dernier recours pour ramener la paix en Libye en cas d’échec des recommandations de Berlin, et notamment le cessez-le-feu et l’embargo sur les armes.

 

 

 

L’implication de la Chine comme acteur clé aussi bien dans le sécuritaire (annoncé en novembre 2019 lors de la conférence de Pékin sur la sécurité au Moyen-Orient) que dans le développement économique de l’Afrique est de bon augure. Et ceci d’autant plus que l’Allemagne ne devrait vraisemblablement plus jouer le rôle de locomotive de la zone euro dans les années qui viennent et pourrait même redevenir un frein à la croissance européenne, comme cela a été le cas dans les années 1995-2005. Et cela aura bien sûr des répercussions sur la demande des produits africains en général et tunisiens en particulier. De plus, beaucoup d’économistes doutent de la capacité des investissements directs étrangers allemands à promouvoir une croissance créatrice d’emplois en Afrique.

 

La coopération et le développement économique en Afrique n’étant pas un jeu à somme nulle, l’UE devrait impliquer la Chine et mettre à profit les nouvelles routes de la soie aussi bien dans le processus de Barcelone que dans la nouvelle stratégie post-Cotonou.

 

 

Dans un système multilatéral en crise, l’Europe devra renforcer ses partenariats avec ceux qui veulent apporter, ensemble, des réponses aux défis communs. Pour cela, l’Europe ne peut pas réduire sa relation avec l’Afrique à la question migratoire. Elle doit apporter un soutien plus marqué à la zone de libre-échange continentale, développer le potentiel d’innovation chez les jeunes Africains, en particulier dans le numérique, l’énergie et l’écologie et prouver ainsi, que l’Afrique «compte4» vraiment.

 

 

De son côté, l’Afrique doit s’inventer une politique commerciale. Pour être bien comprise des citoyens, elle doit s’accompagner de mesures sociales afin d’équilibrer l’ouverture commerciale de manière appropriée. L’ouverture commerciale doit être accompagnée d’une stratégie industrielle africaine pour produire des champions et s’imposer mondialement.

 

*Président du Mediterranean Development Initiative

 

 

Notes
1 L’incertitude commerciale persistera en 2020 malgré l’accord signé entre la Chine et les Etats-Unis, car ces derniers ont décidé de reporter leur attention sur l’Union Européenne.
2https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/06/14/commerce-international-la-revolution-internet_1370971_3232.html
3 https://amp.france24.com/fr/20190210-france-edgard-kpatinde-afrique-allemagne-influence-parts-marche-image-investissements
4 L’Allemande Ursula von der Leyen, qui a pris ses fonctions de présidente de la Commission européenne le 1er décembre dernier, a choisi le continent africain pour son premier déplacement.

 

Source : https://www.realites.com.tn/2020/02/au-dela-de-la-conference-de-paix-a-berlin-le-retour-de-lallemagne-en-afrique/

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